Comment expliquer que l’actualité camerounaise des élections avec le plus vieux président du monde ne fasse la une d’aucun grand média international, sinon à travers quelques brèves anonymes de l’AFP ?
Comment comprendre qu’aucune mission d’observation étrangère ne soit présente lors de l’élection présidentielle la plus décisive de notre histoire ?
La réponse est simple et choquante: le Cameroun n’existe pas.
Est-ce la raison pour laquelle inconsciemment et les camerounais par sursaut d’orgueil ont décidé de se faire appeler « le continent »?
Sur la scène internationale, ce pays que les camerounais adorent malgré tout est une ombre, tout comme son président — un homme dont la longévité politique intrigue autant que son anonymat. Depuis quarante-trois ans, Paul Biya a façonné un pays à son image : un lieu où il ne se passe jamais rien, et quand bien même il s’y passe quelque chose, le monde n’en sait rien.
En 2025, le Cameroun reste connu du monde entier pour un seul événement : la Coupe du monde de 1990 et la danse de Roger Milla. Trente-cinq ans plus tard, ni le pays ni ses citoyens n’ont marqué l’imaginaire mondial.
Comme si la prophétie s’était accomplie : « Celui qui n’a pas exorcisé son passé est condamné à le revivre. »
Car notre inexistence n’est pas nouvelle. Elle est inscrite dans notre histoire, dès les premières rencontres avec l’Occident.
Si le Cameroun est un pays figé dans le temps, c’est parce qu’il est l’histoire d’un effacement répété. J’aime parler des six effacements du Cameroun
Premier effacement — 1884
Le Cameroun naît de la volonté de Bismarck d’obtenir sa première colonie à la veille de la Conférence de Berlin.
Les chefs des territoires qui allaient devenir le Kamerun rédigent un traité intitulé Our Wishes, où ils expriment leurs conditions et leurs souhaits. Les Allemands ignorent ce texte et imposent le leur, obtenu par la corruption, la manipulation des dettes et la dévaluation.
Ainsi commence la colonisation, et avec elle, le premier effacement du Cameroun.
Deuxième effacement — 1916
Lors de la Première Guerre mondiale, les troupes françaises venues du Congo débarquent à Douala le 4 août 1914.
Le gouverneur allemand Karl Ebermaier, le 8 août, ordonne l’exécution de plusieurs figures majeures de la résistance : Rudolf Duala Manga Bell, Martin Paul Samba, Madola, et d’autres encore.
Le 25 décembre 1915, tout le pays s’arrête : les chefs alliés aux Allemands Charles Atangana, Nanga Eboko et d’autres , les missionnaires, les populations germanophiles, et même les colons quittent le Yaoundé dans un « exodus » de près de 60 000 hommes pour se réfugier en Guinée espagnole neutre pendant la guerre. C’est la fin d’un monde. À peine né le pays disparaît. C’est le deuxième effacement.
Troisième effacement — 1916-1945
Les Français et les Anglais se partagent le Kamerun comme un butin de guerre.
Ils s’emploient à effacer toutes les traces de la présence allemande.
Le roi Njoya du royaume Bamoun, inventeur de l’alphabet Shu Mom et fondateur d’un État moderne africain semblable au Wakanda, en fait les frais, il est arrêté, emprisonné, et son royaume détruit.
L’un des plus brillants symboles de la modernité africaine est réduit au silence. Troisième effacement.
Quatrième effacement — 1948-1971
Après la Seconde Guerre mondiale, naît en 1948 l’Union des Populations du Cameroun (UPC).
Ce parti réclame que, conformément au mandat de la Société des Nations (SDN) puis de l’ONU, le Cameroun ne soit pas reconduit sous tutelle française et accède immédiatement à l’indépendance.
Son leader, Ruben Um Nyobè, se rend deux fois à l’ONU pour plaider cette cause.
En réaction, la France interdit l’UPC, pousse ses membres dans le maquis, les pourchasse, les empoisonne ou les exécute.
Le Cameroun entre dans l’indépendance après qu’on a assassiné ses propres libérateurs. Quatrième effacement.
Cinquième effacement — 1970-2011
Dans les années 1970, l’écrivain Mongo Beti publie Main basse sur le Cameroun, ouvrage aussitôt censuré, y compris en France.
Il faut attendre 2011 pour que Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa révèlent dans Kamerun et La Guerre du Cameroun l’ampleur de cette tragédie longtemps « cachée ».
Mais cette redécouverte reste sans effet politique ni éducatif : la mémoire nationale demeure amputée. Cinquième effacement.
Sixième effacement — 2025
Le dernier effacement est celui de la reconnaissance.
Le rapport commandé par Emmanuel Macron sur les crimes coloniaux commis au Cameroun, remis à Paul Biya, reste sans effet.
Non seulement l’histoire reste racontée par les vainqueurs, mais le président camerounais n’a aucune volonté d’en faire un outil de réconciliation ou de vérité.
C’est le sixième effacement.
Ainsi, si le Cameroun demeure aujourd’hui comme depuis sa naissance un pays qui « n’existe pas », c’est parce qu’il n’a jamais exorcisé les effacements successifs de son histoire.
Alors que le peuple Camerounais qui voudrait enfin exister, essaye une nouvelle fois de briser ce cycle infernal de son inexistence historique aux yeux du monde, le monde semble lui répondre par l’indifférence. Si effectivement ce peuple inexistant a sanctionné par les urnes le régime de Paul Biya, il a eu une victoire symbolique de libération après 141 ans d’invisibilisation, depuis 1884.
Si le Cameroun est aujourd’hui dans un mouvement de renaissance c’est avant tout celle de l’existence au yeux d’un monde indifférent à un pays qu’il n’a jamais vraiment vu.
S’il faut exorciser cette histoire des effacements et sortir de cette errance dans l’invisibilité, il faudrait que les camerounais s’assurent avec ce qui a commencé le 12 octobre 2025 de ne plus jamais être effacés.
SourceFacebook: Jean Pierre Bekolo. Cinéaste