A la fin de son huitième mandat, le président Paul Biya aura 99 ans, ou 100, on ne sait plus. Analyse d’Achille Mbembe, essayiste et professeur d’université, il dirige la Fondation de l’innovation pour la démocratie. Il est l’auteur de « La communauté terrestre » (Ed. la Découverte).
Par François de Labarre
Dans deux jours, le Cameroun va “élire” pour la huitième fois consécutive le même président Paul Biya, 92 ans. S’il arrive à la fin de ce mandat, il aura 99 ans, n’est-ce pas ?
Je crois qu’il aura cent ans. Peu importe!
Comment peut-on en arriver là ?
Cela fait 43 ans que Paul Biya gouverne avec pour seul objectif de jouir du pouvoir. Il est convaincu que le pouvoir est un pur instrument de jouissance. Et autant que possible, d’une jouissance a l’état pur. Il ne sert a rien d’autre. Et par conséquent, pour celui qui le détient, gouverner, c’est surtout jouir tout en ne faisant strictement rien qui soit de nature a
entraver cet état de félicité.
Dans cette discipline, il s’est révélé plutôt compétent. Quel est son secret ?
Pour tenir, il fallait favoriser la prolifération, au sein du tissu social, de cultes de la soumission: le football, les sectes, les églises du réveil, les sociétés secrètes etc… Mais il faut surtout que rien ne se passe, en faire le moins possible. La règle, le mot d’ordre, c’est : immobilisme et inertie. J’étais à Yaoundé en avril dernier et j’avais l’étrange sentiment que tout
s’était arrêté au milieu des années 90. Il y avait des poubelles partout, des montagnes d’ordures à ciel ouvert. C’est pareil à Douala : l’absence d’hygiène publique, les caniveaux, la saleté, le manque de routes… On a l’impression que tout se désagrège, tout est en voie de pourrissement. Un mot résume la stratégie du président : ne s’occuper de rien, tout négliger. S’absenter en permanence afin de mieux organiser les moments de réapparition. S’entourer ainsi d’un petit halo de mystère. Il parle trois fois par an : le 31 décembre en répétant le même discours dans la même langue de bois, avec les mêmes mots et sur le même ton depuis 43 ans; puis le 11 février lors de la fête de la jeunesse et le 20 mai lors de la fête
nationale. Le reste de l’année, on ne l’entend pas et on le voit a peine.
Est-il vrai qu’il vit la plupart du temps en Suisse ?
Je ne sais pas de quel type de visa il dispose ni quel est son statut au regard des lois helvétiques, mais c’est presqu’un résident suisse. Ce qui est baroque, c’est que les autres autocrates africains auraient acheté des villas et des chalets. Lui dépense l’argent public dans un hôtel privé. Ces visites dites privées sont en réalité de grands moments de gaspillage, de véritables cérémoniels de la dilapidation. Il faut louer un avion, monter toute une infrastructure, louer des suites, des chambres, nourrir cet entourage. Sa fille vit à l’hôtel. Il y a ce train de vie pharaonique et, au milieu un dépérissement général, l’appauvrissement brutal pas seulement des classes défavorisées, mais le laminage des classes moyennes. Des pans entiers de la population basculent dans l’économie de survie. La quête de subsistance absorbe toutes leurs forces. Ils se demandent sans cesse comment manger chaque jour ou se soigner. Au-delà du coût financier et humain de ces gesticulations, c’est un pouvoir qui orchestre a intervalles réguliers les disparitions, absences et réapparitions du satrape dans le but de manufacturer son petit mythe, celui de l’immortalité et de l’invincibilité.
Sentez-vous les Camerounais résignés par rapport à la situation ?
De moins en moins. Je crois que le diable est sorti de la bouteille. Cette élection marque peut-être le début du désenvoûtement. Dans les esprits, l’ère Biya est terminée. Les gens sortent dans la rue. Ils affichent leurs opinions. Peut- être ne s’organisent-ils pas encore suffisamment. Bientôt, cependant, ils n’auront plus peur ni du policier, ni du gendarme, ni du sous-préfet ou du préfet. Le peuple pouvant être aussi cynique que ceux qui le tourmentent, le peuple camerounais semble vouloir s’offrir son propre diable. C’est Issa Tchiroma Bakary, candidat à la présidentielle, une bête politique capable de se métamorphoser, et qui aujourd’hui fascine aussi bien la foule que les gens instruits…
Pouvez-vous nous en dire trois mots ?
Il faut partir de ce que les gens eux-mêmes déclarent. De leurs propres récits. Beaucoup de Camerounais sont convaincus que depuis 43 ans, ils vivent sous l’emprise d’un pouvoir satanique. Ce pouvoir a engendré des créatures maléfiques de toutes sortes que l’on retrouve a toutes les échelles de la société, du plus-haut jusqu’au plus bas. Ils estiment que seul un autre démon peut les délivrer de ce pouvoir. Tchiroma est devenu l’incarnation de ce désir de diable, mais d’un diable vengeur, un outil passager dont on se sert pour combattre le pouvoir et ouvrir sur une nouvelle ère post-satanique.
L’entourage du président Paul Biya joue un rôle déterminant dans son maintien au pouvoir. Est-il vrai, comme on le dit souvent que c’est Ferdinand Ngoh Ngoh, le Secrétaire général de la présidence qui tire les ficelles ?
Il est le visage d’un corps protéiforme qui le dépasse, qui est fait de plusieurs membres. Le clan qu’il forme avec d’autres jouit de gros avantages, y compris celui de la proximité, car il est désormais l’un des très rares a avoir un accès direct au vieux dont il distille, a sa guise, les “très hautes instructions”. Il y a évidemment la Première Dame. Sujet de railleries. D’aucuns estiment a tort qu’elle n’est qu’une “extravagante poupée”. En réalité, elle pourrait bien avoir des ambitions politiques. Le secrétaire général Ngoh Ngoh a infiltré l’administration territoriale, fait nommer des proches au sein de
l’armée, de la police, des services de renseignement, des sociétés publiques. Il a des informateurs dans toutes les couches de la société jusqu’aux prostitués. Leur clan peut bloquer les nominations. Il n’y a pas eu de remaniement ministériel depuis 6 ans !
Chez nous, il n’y en a pas eu depuis trois jours…
Oui c’est inquiétant ! (rires) Alors que la population camerounaise est à plus de 70% composée de jeunes et de femmes de 18 à 35 ans, le pays est gouverné par environ 150 vieillards âgés entre 75 et 95 ans, tous plus ou moins malades. A la tête de cette gérontocratie se trouve Paul Biya lui-même, qui a 92 ans. Mais il y en a d’autres. On peut citer le chef de la police, Martin Mbarga Nguélé qui en a 93; le président du Sénat Marcel Niat Njifenji, né vers 1934; le directeur de la société nationale des hydrocarbures (la caisse noire du régime) Adolphe Moudiki, né vers 1938; le Chef d’Etat-Major des Armées René Claude Meka, né vers 1939; le président de l’Assemblée nationale Cavaye Yegue, né vers 1940; le président du conseil constitutionnel Clément Atangana, né vers 1941 etc… La plupart marchent à peine. C’est un pouvoir phallocratique devenu gériatrique!
Vous pensez que Paul Biya atteindra les 100 ans ?
Si c’est le cas, il aura battu, à l’âge moderne tous les records dans ce domaine qu’il s’est assigné, a savoir jouir du pouvoir y compris au-delà de sa propre existence biologique en gouvernant sur le mode spectral.
Le scrutin qui a lieu dimanche est a un tour. Peut-on imaginer une surprise?
Si l’élection était libre et indépendante, Tchiroma Bakary l’emporterait haut la main. Mais ayant lui-même été l’un des sicaires du régime, il est bien placé pour savoir qu’ils vont recruter des voyous, bourrer les urnes, cadenasser les institutions, chasser les scrutateurs des bureaux de vote et, au besoin, laisser sur le carreau quelques vies humaines. Car depuis l’époque coloniale, les Camerounais ne disposent pas du droit de choisir librement leurs dirigeants.
Pourquoi est-il le mieux placé pour l’emporter?
Après Maurice Kamto, Tchiroma a contribué a accélérer le processus de désenvoûtement en cours. Chauffées à blanc, les couches populaires sont plus que jamais a la recherche de faiseurs de miracles. Le génie est sorti de la bouteille. Tchiroma est devenu un outil au milieu d’une énergie qu’il ne contrôle pas lui-même et qui pourrait facilement se transformer en tourbillon. Le voudrait-il, il sera très difficile pour lui de rebrousser chemin après les élections. Le paradoxe camerounais, c’est que les mieux placés pour mettre fin à des régimes monstrueux, ce seront peut-être en fin de compte les créatures même du monstre.
Qu’est-ce qui l’a poussé à sortir du bois ?
Je vous le dirais si je le savais. Lui-même semble surpris par l’énergie qu’il a libérée. Pour le moment, cette énergie est informe. Mais c’est un formidable gisement. Dans l’immédiat, la question est de savoir si, acculé a le faire, Tchiroma sera capable de défendre sa victoire y compris par la force. En attendant, il a très habilement épousé la volonté d’en découdre qui anime la très grande majorité des Camerounais qui n’en peuvent plus et qui veulent d’un guerrier! Du coup, il remplit dans la conscience populaire une fonction fantasmatique, voire de compensation. Or, sans sortie du fantasme, le désenvoûtement ne peut être que partiel et inachevée.
Source: François de Labarre
Paris Match
le 11/10/2025