Célestin Monga: les guérisseurs, les sorciers, les marabouts, et l’après Biya “L’Eglise catholique doit racheter son âme (…) le Biyaïsme dans lequel le pays est actuellement empêtré peut bien exister même sans Biya.”

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Retour sur une entrevue de Célestin Monga menée par l’Abbé Antoine de Padoue Chonang de regretté mémoire et parue dans La Nouvelle Expression en 2007 et sur www.Icicemac.com. L’abbé Chonang s’était longuement entretenu à Washington avec Célestin Monga qu’on ne présente plus, sur un thème qu’il n’avait jamais abordé publiquement auparavant : la Religion. Sous toutes ses coutures. Vu les personnalités respectives de l’interviewé et de l’interviewer, le résultat : un cocktail explosif, que d’aucuns n’hésiteraient pas à apparenter aux ” versets sataniques ” d’un certain Salman Rushdie, mais qui rend bien compte de la façon dont la religion est appréhendée par une bonne frange de l’intelligentsia africaine, et qui interpelle fortement les responsables religieux et leurs adeptes. Il va sans dire que les opinions émises par Célestin Monga ne sauraient engager la responsabilité, ni de la Banque mondiale, son employeur, ni de son intervieweur, encore moins du journal, étant donné qu’il s’exprimait à titre strictement personnel.

Je voudrais discuter avec vous de l’idée de Dieu, un sujet sur lequel je ne vous ai jamais entendu vous exprimer. Commençons par clarifier les choses : croyez-vous en Dieu ?


Célestin Monga: Oui, mais peut-être pas de la même manière que vous. Mon Dieu à moi est celui qui se révèle chaque jour dans le sourire de mes enfants ou qui se manifeste dans le courage héroïque des gens simples et ordinaires, ceux qui ne laissent jamais les difficultés de la vie perturber leur conscience ou diminuer leur humanité. D’ailleurs, le fait que je sois croyant n’est pas important pour notre conversation.

Si, si. C’est extrêmement important parce qu’on a l’impression que plus on s’intellectualise et s’embourgeoise, plus on renvoie la notion de Dieu aux calendes grecques…

Je ne me suis ni intellectualisé ni embourgeoisé. Je ne me sens donc pas du tout la cible de vos sarcasmes.

C’est pourtant une tendance que l’on observe dans toutes les sociétés. La foi est une affaire personnelle. Chaque individu l’expérimente à sa manière. Certains intellectuels importants sont incroyants, d’autres puisent leur inspiration de leur foi. Francis Collins, qui est peut-être le biochimiste le plus important de notre époque et qui a dirigé les travaux d’identification des gènes du génome humain et qui est donc une autorité inébranlable sur les processus de fabrication de la vie humaine, vient de publier un livre où il raconte sa foi en Dieu. Votre catégorisation entre intellectuels et croyants est donc un peu manichéenne.


Le débat sur l’existence de Dieu est donc dérisoire à vos yeux ?


Oui, car il est infini. Même s’il était prouvé que Dieu n’existe pas, l’idée de Dieu serait quand même la plus belle invention de l’esprit humain comme l’a dit Dostoïevski. Le fait que Dieu soit utilisé par des ethnocentristes en Occident pour s’accaparer le monopole de la raison, ou que les mouvements religieux aient été souvent les vecteurs de conflits violents ne doit pas faire oublier les externalités positives que la foi peut générer en chacun de nous. Mon bon ami Yaya Moussa, économiste camerounais du FMI, qui est un homme très pieux, m’a dit un jour que la prière pour lui est avant tout un acte d’humilité. J’ai trouvé cela très joli et profondément éthique. Même si la foi nous servait simplement à questionner nos certitudes, à affronter le doute et donc à assumer l’obligation de modestie, son mérite ne serait pas dérisoire.


Que pensez-vous de l’athéisme de certains Africains ?


Il y a un fond de religiosité incompressible chez chaque Africain, même lorsqu’il se proclame athée. La quête de l’absolu et le désir éthique qui habitent chacun d’entre nous ne s’expriment pas forcément au travers de la foi en Dieu. Il faut donc respecter ceux qui se proclament athées. Mais certains mouvements antireligieux sont si obsessionnels qu’ils deviennent une forme de religion. Il est fort risqué d’avoir des certitudes-y compris la certitude de l’incertitude. Faire d’une négation une croyance ne vous avance pas beaucoup…


Que dire à ceux qui ne croient pas en Dieu ?

Jorge Luis Borges, qui ne croyait pas en Dieu, disait que la religion est une branche de la littérature fantastique… Pour lui, tout ce que les grands auteurs de science fiction ont écrit n’est rien comparé aux grands mythes de la Bible… Je me souviens d’une conversation avec le Cardinal Tumi, probablement en 1990, lorsqu’il était archevêque de Garoua. J’étais assez en colère et lui demandais comment Dieu qui est Tout-Puissant, Juste et Miséricordieux pouvait-il laisser les Camerounais souffrir autant ? Je lui ai dit que Dieu était soit un peu sadique, soit totalement dépassé par les événements et donc sûrement pas Tout-Puissant… Le Cardinal aurait pu me répondre comme Homère le dit dans le huitième livre de L’Odyssée, que Dieu a offert le malheur aux hommes pour qu’ils aient quelque chose à chanter. Il a simplement souri et m’a dit que Dieu était tellement tolérant à mon égard qu’il me laissait la liberté de le juger, et même de l’insulter… Cette petite réflexion sur la tolérance extrême de Dieu m’avait beaucoup perturbé et culpabilisé.


Allez-vous à l’église le dimanche ?

Question embarrassante. Pas aussi souvent que je voudrais. Je n’ose vous répondre que je suis trop occupé. Le fait d’avoir beaucoup de travail n’est pas une excuse valable pour les choses importantes. Martin Luther a dit qu’il était tellement occupé qu’il devait aller prier au moins trois heures par jour pour s’en sortir… Lorsque je vivais à Douala, j’avais cessé d’aller à l’église. Je ne voulais plus y subir la présence des brigands en costume-cravate de la République qui se précipitaient au premier banc, chantaient faux et plus fort que tout le monde, comme pour quémander l’absolution de leurs nombreux péchés. Quand je demandais au Cardinal Christian Tumi pourquoi des voyous notoires pouvaient recevoir la communion le dimanche, il me recommandait avec son sourire moqueur de m’occuper de mes propres péchés, et de laisser les autres à leur conscience et à Dieu !


Comment un économiste approche-t-il la religion ?

Les marxistes croyaient que la religion est l’opium du peuple. Les économistes néo-classiques qui dominent la discipline aujourd’hui analysent le champ religieux comme un simple marché. Ils y voient d’un côté des entrepreneurs religieux et de l’autre des consommateurs qui, inconsciemment, examinent les bénéfices et les coûts des différentes religions et cherchent les meilleurs rendements à leurs investissements spirituels. Cette approche choque beaucoup de non-économistes. Mais Gary Becker a eu un Prix Nobel avec ça. C’est vrai que c’est parfois caricatural et mécanique. Son postulat de base est pourtant simple : les êtres humains sont des agents rationnels qui maximisent leur satisfaction et leur bien-être spirituel en réagissant à des systèmes d’incitation. Il serait fort intéressant de voir des économistes africains travailler sur cette question.


D’après vous, quelles sont les fonctions sociales de la religion ?

La sociologie traditionnelle prétendait que la religion sert à expliquer le sacré, c’est-à-dire les expériences inhabituelles et mystérieuses de la vie, par opposition au profane et au banal, à tout ce qui se produit de façon répétitive dans notre vie quotidienne. Cette distinction est trop simpliste : au Cameroun, même les choses les plus banales prennent vite une tournure surnaturelle. Traverser simplement la rue au Carrefour Ndokoti en plein midi, ou trouver de l’eau potable dans les robinets relèvent du miracle… Le profane et le mystérieux se chevauchent donc en permanence. Pas étonnant que l’espace du sacré occupe une bonne partie de notre imaginaire. La religion exploite le besoin de spiritualité qu’il y a dans chacun de nous. Elle ambitionne de répondre aux grandes questions existentielles : quel est le but de notre vie ? Comment devons-nous vivre ? Comment devons-nous choisir nos valeurs ? Elle aide certaines personnes à affronter le doute existentiel, à raffermir leurs identités et à trouver un sens à leur vie. Elle renforce les normes sociales en les transformant en lois divines. Elle aide à affronter les grands chocs de la vie et permet de digérer le sentiment de culpabilité qu’on ne peut pas ne pas éprouver dans un pays comme le Cameroun. Elle sert aussi de vecteur éthique à des obligations morales comme le devoir de solidarité et la compassion.


Certains de vos amis comme Fabien Eboussi Boulaga ou Jean-Marc Ela critiquent très sévèrement les usages de la religion.

Fabien et Jean-Marc sont des maîtres à penser, pas des amis. Ils ont vécu la religion de l’intérieur et la connaissent bien plus intimement que moi. Ils ont paramétré notre réflexion sur le sujet. Grosso modo, il y a trois types de critiques des religions : il y a d’abord le mythe de la rédemption, qui fait croire aux esprits naïfs que le paradis leur est garanti s’ils se soumettent à une manière de penser. Il y a ensuite l’instrumentalisation de théologies importées et leur connivence avec les réseaux de pouvoirs. Il y a enfin le recours à certaines utopies religieuses pour justifier la violence aléatoire ou pour promouvoir la haine et l’exclusion. Toutes ces critiques sont valables lorsque l’on voit les dégâts causés par les fanatismes et les idéologies. J’ai une lecture plus circonscrite de la religion : sans être naïf, je me concentre sur sa capacité à inspirer et stimuler l’humanité en nous.


Vous parlez du ”mythe de la rédemption”. La rédemption n’est donc qu’un mythe ?

Je sens bien dans votre question l’angoisse d’un un bon prêtre catholique qui bouillonne d’impatience et s’inquiète… Rassurez-vous, le mot mythe n’a rien de péjoratif dans mon langage…


Mais que pensez-vous de la personne de Jésus-Christ qui est justement celui qui nous a sauvés par sa mort et sa résurrection ?

J’aime beaucoup l’idée et la problématique de Jésus. J’aime les mythes qu’il incarne et les questionnements auxquels il contraint chacun d’entre nous dans notre vie quotidienne. J’aime l’ambition éthique à laquelle nous pousse cette idée, et l’illusion que nous pouvons tous être parfaits, comme des Dieux. Je suis plus sceptique à l’égard des professionnels de la rhétorique et du théâtre de la spiritualité, qui font carrière sur le dos de Jésus en prétendant nous expliquer ce que Jésus a voulu dire.


S’agissant du Christ, vous parlez de ”l’illusion” d’être parfait. Voulez-vous dire plutôt ”la motivation” d’être parfait ?

Seules les divinités sont parfaites. Je ne suis pas un Dieu. Peut-être que vous l’êtes… Jésus ne peut que nous offrir un horizon vers lequel nous devons essayer de nous diriger. Un peu comme une asymptote en mathématique, une ligne droite vers laquelle une courbe tend sans jamais vraiment la toucher et se confondre à elle.


Vous dites que les religions stimulent l’humanité en chacun de nous. Cela sous-entend-il qu’elles ont un rôle positif ?

Oui mais ce qui me déplaît dans les religions monothéistes comme le christianisme, le judaïsme ou l’islam, c’est leur prétention à croire qu’elles ont le monopole de la vertu. L’idée selon laquelle quelqu’un qui ne croit pas au même Dieu que vous est forcément un être ”immoral” destiné à l’enfer conduit à l’intolérance. Plus de 2 milliards de Chinois et d’Indiens ne croient ni en Jésus-Christ ni en Allah. Pensez-vous véritablement qu’ils soient tous des âmes damnées condamnées à l’enfer ? Beaucoup de prêtres et imams prient toute la journée, ce qui ne les empêche pas de commettre allégrement les pires atrocités imaginables, parfois même en sortant de l’église ou de la mosquée… Les soutanes cachent parfois beaucoup de choses.


Peut-on parler d’une hiérarchie des religions ou mouvements religieux ?

Les religions polythéistes qui proclament l’existence de plusieurs dieux et même d’une hiérarchie entre eux, sont en général moins sectaires. Les religions éthiques comme le bouddhisme, le confucianisme, le shintoïsme ou le taoïsme semblent plus modestes, car elles insistent moins sur la figure du Dieu fondateur, et plus sur les principes à respecter pour trouver l’harmonie intérieure et l’équilibre social. Quant aux religions plus anciennes comme l’animisme, elles ont du mal à se redéfinir, ceci à cause des transformations identitaires et politiques dues aux évolutions culturelles.


Un philosophe a dit que si Dieu a créé l’homme à son image, l’homme le lui a bien rendu…

Trop cynique à mon goût… Il ne faut pas regarder l’expérience humaine uniquement dans ce qu’elle a de douloureux ou de décevant. Il faut être capable de regarder la beauté que chaque être humain porte en lui. Même les ”pires” individus conservent une humanité qui est très belle.


Comment jugez-vous les églises camerounaises en tant qu’institutions sociales ?

Leur histoire est marquée par des actions courageuses de personnalités atypiques. Mais, dans l’ensemble, elles tendent à défendre l’ordre culturel et social en vigueur. La conférence épiscopale se contente de publier de temps à autre des communiqués indignés et moralisateurs pour se donner bonne conscience. Quand il faut agir véritablement pour changer les choses, de faire de la désobéissance civile, de descendre dans la rue pour protéger les citoyens dont les droits sont violés, la plupart des prêtres se réfugient dans leurs soutanes. On ne les voit plus. On ne les entend plus. Ils se contentent de brandir la croix et de faire des messes en latin…


Au-delà de l’institution religieuse, quelle appréciation faites-vous du travail des hommes d’église eux-mêmes ?

Quelques-uns d’entre eux font un travail formidable auprès des populations, jouant le rôle d’assistantes sociales, de mentors, de confidents et même de psychiatres. Je m’émeus par exemple du travail extraordinaire qu’effectue Sœur Christine Messomo de la Congrégation des sœurs servantes de Marie à Douala. Sa foi lui a inspiré la création d’un orphelinat qui accueille des centaines d’enfants de la rue. C’est admirable. Mais beaucoup d’autres devraient se confesser tous les jours pour expier leurs péchés et demander l’absolution ! Ceux-là exploitent abusivement leur position de recours moral pour assouvir leurs fantasmes de pouvoir. Quelques autres sont prisonniers de leur aigreur et noyés en permanence dans de microscopiques querelles tribales. Ils récitent la Bible tous les jours et portent la croix de Jésus sur le cœur mais ça ne les empêche pas de tomber dans le piège du sectarisme.


Vous semblez particulièrement dur avec les hommes d’église. Il y en a pourtant qui ont été si engagés dans l’action sociale qu’ils l’ont payé de leur vie.

Il serait déraisonnable de les critiquer tous, et je ne le fais pas. De Monseigneur Dongmo à Jean-Marc Ela ou au Cardinal Tumi, il y a eu beaucoup d’hommes courageux dans l’église catholique par exemple, et sûrement dans toutes les autres institutions religieuses. Mais reconnaissez tout de même que certains de vos collègues sont paranoïaques et voient le mal partout. D’autres vivent mal leur vocation, ruminent constamment de n’avoir pas été promus à des fonctions importantes. Comme si le fait de ne pas être évêque leur donnait l’impression d’avoir raté leur vie. Ils sont habités par le désir de vengeance, ce qui m’étonne toujours de la part des hommes de Dieu. Au lieu de passer leur temps à débattre des significations de telle sourate du Coran ou de tel verset de la Bible, j’aimerais voir les hommes d’église dénoncer l’exploitation désordonnée du bois dans l’Est et le Sud du pays et les problèmes d’écosystème que cela pose, ou l’absence d’une stratégie gouvernementale pour mettre fin aux accidents de la route, qui déciment chaque année de nombreux citoyens.


Ce n’est quand même pas aux prêtres de faire le travail des laïcs !


Je ne leur demande pas de faire le travail des laïcs mais de faire le travail de Dieu sur terre, c’est-à-dire aider les gens concrètement à améliorer les conditions de leurs vies. Se contenter de faire des commentaires philosophiques de la Bible dans un pays comme le nôtre est très insuffisant.


On reproche parfois à l’église de ne pas s’engager en politique. Croyez-vous que ce soit son rôle ?

Le Cardinal Tumi rappelle dans son dernier livre que la mission de l’église n’est pas de proposer des systèmes politiques ou des modèles d’organisation sociale. Le Conseil pontifical l’a dit également en 2005 dans son Compendium sur la doctrine sociale de l’église. Mais le Code de droit canonique, qui me semble une source juridique supérieure, dit clairement qu’il appartient à l’église d’ ”énoncer les principes de la morale, même en ce qui concerne l’ordre social, et de porter un jugement sur toute réalité humaine, dans la mesure où l’exigent les droits fondamentaux de la personne humaine ou le salut de leurs âmes.” Je cite verbatim. Les prêtres carriéristes ne doivent donc pas se cacher derrière la peur bleue qu’ils ont de leurs mentors du Vatican pour se taire ou pour ne pas agir.


Comment trouver un équilibre entre ces deux principes apparemment contradictoires ?

Ces principes ne sont contradictoires que si l’on manque d’imagination. Je ne comprends pas comment on peut croire en la Bible ou au Coran, qui sont remplis d’histoires invraisemblables, et manquer d’imagination !… Les leaders religieux doivent cesser de jouer les exégètes des textes sacrés et se montrer plus audacieux dans l’action. Ils pourraient exploiter les énergies et les bonnes volontés qu’il y a au Cameroun et dans le monde. Un exemple tout bête serait la création d’un corps de volontaires que l’on pourrait appeler les Ambassadeurs de l’Eglise ou les Ambassadeurs de la Foi. Ce corps regrouperait des personnalités et des artistes de renom dont la popularité aiderait à mobiliser des fonds, et recruter ponctuellement des cadres dans divers domaines d’expertise pour mener des actions concrètes dans nos villes et villages.


Comment un tel système fonctionnerait concrètement ?

Si la hiérarchie religieuse organise bien les choses, des personnalités du monde entier répondraient à l’appel. Je suis persuadé que Venus et Serena Williams, Angelina Jolie, Madonna, Cheikh Modibo Diarra, Samuel Eto’o ou Thierry Henry répondraient à un appel lancé par quelqu’un comme le Cardinal Tumi ou le Président national du conseil islamique. En parrainant ce genre d’initiatives citoyennes, ces personnalités encourageraient l’émergence de groupes de volontaires constitués de cadres nationaux. Des Camerounais de la diaspora seraient aussi très heureux de payer leurs billets d’avion pour aller se mettre au service de leurs concitoyens. Des imams de nos mosquées pourraient enrôler des médecins camerounais de Paris pour venir travailler bénévolement pendant leurs vacances dans des dispensaires à Yagoua ou à Tokombéré. Des économistes de Washington ou de Londres pourraient encadrer des élèves ou même enseigner dans des lycées à Mamfé ou à Kumba. Des ingénieurs camerounais qui s’ennuient pendant l’été dans les casinos de Francfort pourraient se mettre au service du diocèse à Bafoussam ou à Ebolowa.


Revenons un instant en arrière. Vous avez dit tout à l’heure que les prêtres devraient se confesser publiquement… Ce serait une première mondiale dans l’histoire de l’Eglise !

L’idée des confessions publiques est évidemment une boutade, une métaphore. D’ailleurs, les dossiers des hommes d’église chez nous sont tellement lourds que personne ne survivrait à leurs confessions… Je crois simplement que l’Eglise serait plus crédible si elle reconnaissait publiquement ses erreurs et ses fautes.


Et puis, ne réduisez-vous pas le christianisme à ses seuls aspects socio-caritatifs, au risque d’occulter sa dimension spirituelle ?

C’est une question de dosage et d’équilibre. C’est trop facile pour la hiérarchie catholique de se réfugier derrières des déclarations de principe et des communiqués vaguement indignés, alors que le peuple souffre chaque jour davantage. De temps à autre, il faut s’arrêter et réévaluer l’efficacité de sa démarche. Mgr Albert Dongmo lui-même l’a dit lors de son procès. Les organisations religieuses ont une très grande force potentielle qui pourrait être mise au service du changement social. Mais celle-ci est sous-utilisée parce que leur hiérarchie est dominée par des esprits conservateurs et frileux qui préfèrent se réfugier derrière des débats métaphysiques sur la signification de tel verset de la Bible ou du Coran.


Quel bilan global feriez-vous donc du travail des Eglises chrétiennes au Cameroun ?

Si je suis généreux, je dirai un bilan mitigé car il est entaché d’équivoques coloniales, de malentendus politiques et de soupçons. L’église catholique par exemple devrait faire sa propre autocritique et se confesser publiquement. Elle a besoin d’un concile national où elle éluciderait sa responsabilité dans certains épisodes les plus sombres de notre pays. Ce serait bien d’entendre un mea culpa de la bouche même des évêques. Il serait bien d’éclaircir par exemple le rôle de Mgr Jean Zoa dans l’Affaire Dongmo. Sur un plan social, j’aimerais voir la hiérarchie catholique prendre des mesures crédibles pour combattre la molestation des enfants par les prêtres. Cela grandirait l’Eglise. Le Vatican a fini par reconnaître ses erreurs dans ce genre d’affaires aux Etats-Unis. Il a reconnu aussi le silence coupable et complice des Papes Pie XI et Pie XII face au fascisme de Mussolini et d’Hitler.


Ne faites-vous pas un amalgame ? Quelle responsabilité porte l’Eglise dans des faits dont elle a été elle-même victime ?

Il y a plusieurs manières d’être victime : il y a des victimes consentantes, des victimes silencieuses, des victimes apeurées. Je vous concède que l’Eglise catholique a elle aussi été victime de la brutalité de l’oppression. La question est de savoir comment elle a géré les agressions subies. Ce serait bien de connaître les résultats d’enquêtes sur les mystérieux assassinats de religieux que le Cameroun a connus. Le Vatican continue-t-il de mettre la pression sur les autorités de Yaoundé pour élucider ce mystère de ces crimes ou bien les dossiers ont été tous classés sans suite ? Le Coran nous apprend que ”toute âme est otage de ses actions”. L’église catholique doit se libérer du souvenir de certaines de ses actions.


D’aucuns vous diront que mieux vaut laisser le passé au passé…
Le silence tue. Surtout lorsqu’il porte sur des affaires d’Etat aussi graves que celles que nous évoquons. L’Eglise catholique doit racheter son âme.
A côté des églises établies, il y a les ”églisettes” (sectes), qui exercent une forte emprise sur les masses…

Quel langage, mon cher abbé !… Etant vous-même un prêtre catholique, votre point de vue sur la question n’est pas neutre. Mais passons… Le développement spectaculaire des sectes de toutes sortes, c’est simplement une explosion du paganisme comme on en a vu dans toutes les civilisations à certains moments de leur histoire. Cette ”prolifération du divin” comme l’appelle Achille Mbembe reflète surtout le déficit de crédibilité dont souffre le christianisme en Afrique. C’est la manifestation d’un décalage entre la grosse demande éthique des populations et la maigre offre de spiritualité des églises traditionnelles. Les ”églisettes” comme vous les appelez sont surtout la preuve de l’incompétence chronique de l’église, de son incapacité à formuler des réponses sociales appropriées aux problèmes de notre temps.


A quoi est dû leur succès ?

Beaucoup de sectes s’opposent plus systématiquement à l’ordre social. C’est ce qui fait leur force dans un environnement comme le nôtre. Leurs animateurs sont souvent des illuminés ayant peut-être de bonnes intentions mais perdus dans leur ego et ne disposant pas toujours d’une formation rigoureuse. Certains sont d’ailleurs atteints du syndrome de Jésus Christ et se prennent pour de nouveaux messies. Construites autour de la figure charismatique du fondateur du groupe, ces sectes offrent des interprétations plus ”libres” et plus audacieuses des Ecritures. Dans le contexte de pauvreté éthique, de souffrance collective et de dépression généralisée qui est celui du Cameroun, leurs doctrines volontaristes justifient leur succès. Leurs gourous sont comme des psychiatres de quartiers chez qui les âmes en peine vont rechercher du réconfort. Certaines sectes sataniques vont plus loin encore, visant souvent un public bien éduqué mais noyé dans les tourments de l’existence. La crédulité des fidèles leur permet de jouer avec le surnaturel et de verser impunément dans l’obscurantisme. Dans un Etat en faillite morale et matérielle, cette confusion sert bien les intérêts du pouvoir politique.


Serait-ce, d’après vous, la raison pour laquelle certaines sectes sont légalisées à la pelle alors que les églises traditionnelles ont du mal à se faire reconnaître ?


Tout à fait. Les sectes entretiennent le statu quo, c’est-à-dire la médiocrité et le découragement, même si elles font semblant de se démarquer des églises en organisant des séances de gesticulation collective, des pleurs et des hurlements soi-disant purificateurs. Toute organisation qui prétend détenir la clé du paradis et ignore la responsabilité individuelle dans nos actions quotidiennes fait le jeu du pouvoir en place. Ce n’est d’ailleurs pas une surprise si la plupart des leaders politiques sont aussi les membres les plus agités des sectes ou des églises qui endorment notre vigilance et notre esprit critique.


Faut-il faire une différence entre les guérisseurs et sorciers de quartier ?

Conceptuellement, oui. Mais en pratique, c’est difficile. Car certains traitements recoupent la psychiatrie biologique. On le voit aussi en Occident, où la médecine parallèle utilise des méthodes syncrétiques comme la radionique, la géobiologie ou la radiesthésie (divination). Des patients maniaco-dépressifs sont parfois soignés avec des thérapies audacieuses qui incluent des chocs électriques ou l’induction de comas hypoglycémiques. L’Ordre des médecins, l’Ordre des psychiatres et le ministère de la Santé ont l’obligation de suivre les pratiques mises en œuvre et protéger les patients.


Les sorciers et marabouts de chez nous prétendent eux aussi soigner des gens…

Nul ne doute des mérites de la médecine traditionnelle africaine. Mais dans un contexte où elle n’est pas régulée, où il n’existe pas d’inventaire du savoir, où l’Etat n’est responsable de rien, n’importe quel zozo prétend disposer d’un savoir thérapeutique. Trier le bon grain de l’ivraie est quasiment impossible. Les transformations sociales nous imposent constamment des changements de repères. Certaines personnes sombrent dans la dépression-sans évidemment le savoir. La pauvreté, la misère sentimentale, les traumatismes émotionnels, l’incapacité à gérer les crises dépressives qui ponctuent les flux et reflux de la vie, la difficulté à traverser le doute, toutes ces choses ont suscité chez nous une race de charlatans qui prétendent connaître le ”mode d’emploi” de la vie. C’est un véritable boom maraboutique. Ce business est en fait construit autour du pouvoir de la mort sur l’imaginaire collectif. Dans les villages comme dans les villes, des individus loufoques prétendent être en communication permanente avec Jésus ou l’Ange Gabriel. Ces affairistes de la foi font des malheurs des autres leur fonds de commerce. Ils drainent des foules dans des processions nocturnes et leur récitent quelques sourates du Coran ou versets de la Bible. Ce sont de braves bougres illettrés ou des hurluberlus excentriques, qui vendent le paradis à des esprits souvent sophistiqués mais crédules, tétanisés par la peur ou l’incapacité d’assumer les vies difficiles que nous menons.


Quelles sont les motivations des marabouts et que peut-on attendre du pouvoir politique ?

Ces gourous aux petits pieds sont motivés parfois par de l’argent, mais plus souvent leur propre névrose, le besoin de gloriole, le désir de prendre revanche sur leurs vies misérables. L’autohypnose et la griserie leur font croire qu’ils sont enfin devenus, eux aussi, ”quelqu’un”. Mettez-vous à leur place : ils procurent le sentiment d’amour et l’illusion d’importance à des citoyens de toutes classes sociales, à des ”grands directeurs”, ministres de la ”République” ou à des femmes d’un standing social auquel ils n’auraient jamais pu accéder autrement. Pour un pouvoir politique en état de faillite morale et sociale, cette nouvelle industrie de la dépression est une efficace bouée de secours : elle sert d’instrument de contrôle social et est donc un vestige du conservatisme. Ne comptez donc pas sur M. Biya pour engager un débat sur ce sujet. Les soi-disant marabouts qui endorment les gens à longueur de journée travaillent pour lui. Il les subventionne par son silence.


Les Camerounais ne sont pas seuls à croire en la sorcellerie…

Non. On a souvent observé une inflation de croyances aux pouvoirs occultes et aux phénomènes paranormaux dans des sociétés qui traversent de grosses difficultés socioéconomiques. C’était le cas ici aux Etats-Unis lorsque des crises d’hystéries démoniaques ont abouti au fameux procès des Sorcières de Salem au 17ème siècle. Idem en Europe, où des centaines de milliers personnes ont été exécutées à la même période suite à des accusations de sorcellerie. C’est donc une construction de l’imaginaire social, qui a malheureusement son coût. Chez nous, elle est stimulée par la pauvreté, la misère affective, le manque de confiance en soi et la peur. Il m’a toujours été difficile de comprendre comment certaines personnes réconcilient la foi en Dieu et l’adhésion à la sorcellerie. Car si vous faites confiance en un Etre Tout-Puissant et Miséricordieux, vous ne devez pas redouter les gesticulations d’un sorcier paresseux qui se promène dans la brousse avec des plumes d’oiseau sur la tête et récite des abracadabras au milieu de la nuit…


Comment lutter contre la sorcellerie au Cameroun ?

Il y a quelques années, M. Biya avait appelé les populations de Bertoua à lutter contre la sorcellerie, sans leur expliquer comment. L’article 251 du Code pénal de 1967 condamne les sorciers à des peines de prison pouvant aller jusqu’à dix ans. Le plus cocasse est que la loi ne définit pas ce qu’est la sorcellerie et les juges se trouvent contraints de solliciter l’expertise de sorciers supposés pour identifier d’autres sorciers. On nage en plein délire dans notre République. Vous imaginez les hallucinations et les pratiques de magie en plein tribunal ? Mon collègue Cyprian Fisiy, anthropologue camerounais de la Banque mondiale qui a bien étudié la question, estime que l’Etat ne peut pas reconfigurer des systèmes de croyance et des cosmogonies souvent très anciennes à coup de lois et décrets. Je vous assure que le jour où chacun mangera à sa faim dans notre pays et pourra faire soigner ses enfants dans des hôpitaux dignes de ce nom, personne ne croira plus en la sorcellerie.


Mais malgré leur aisance matérielle, certains continuent d’y croire. Certains d’entre eux viennent même s’abreuver aux sources des rites initiatiques africains !

Faisons la part des choses : dans toute société, vous trouverez toujours un minuscule groupe de gens un peu exaltés qui se cherchent et s’inventent des mondes qui n’existent pas. En Occident aujourd’hui, ils sont très peu nombreux. C’est une frange marginale. Il y a trois ou quatre siècles, lorsque la misère matérielle écrasait tout le monde, c’était la majorité de la population.


Et pourquoi les Camerounais qui ont atteint un certain niveau social continuent-ils de croire en la sorcellerie ?

La plupart des nouveaux riches camerounais ont atteint leur statut social non pas par la force de leurs poignets mais par les hasards de leurs manigances. Ils sont donc constamment hantés par la peur de retomber dans le dénuement. Ils ne croient pas avoir définitivement échappé à la pauvreté, puisque leurs frères, cousins, oncles, tantes, neveux et voisins y sont toujours. Ils ont donc besoin de sorciers pour les consoler et conjurer le mauvais sort… Leur fortune personnelle et leurs comptes bancaires n’ont pas pu libérer leur imaginaire.


Nos gouvernants sont généralement issus des écoles confessionnelles, chrétiennes surtout. Pourquoi un tel hiatus entre leur comportement et l’éthique dans laquelle ils ont été éduqués dans les séminaires et les collèges missionnaires ?

Vous postulez que l’enseignement dans les écoles confessionnelles camerounaises est forcément d’une grande valeur. Je vous comprends : en tant que prêtre, vous en êtes le produit. Votre jugement est donc biaisé… Il ne faut pas se laisser leurrer par les apparences. Qu’ils soient confessionnels, privés ou laïcs, nos établissements scolaires continuent de produire des auxiliaires d’administration, des citoyens au rabais. Nos dirigeants sont donc toujours des sous-produits de l’école coloniale, qui a à peine évolué depuis un demi-siècle. C’est pourquoi sur le plan psychologique, les Camerounais ne sont pas très différents les uns des autres. Les pauvres sont piégés par la misère et l’indigence. Ils sont étranglés par l’injustice et la colère. Les soi-disant riches sont noyés dans la futilité et l’ennui. Ils essaient de remplir leurs vies en organisant des orgies et des fêtes où l’on ouvre des bouteilles de champagne avec des télécommandes, comme le dit l’humoriste ivoirien Adama Dahico… Les élites que nous produisons sont donc aveugles, comme des chauves-souris en plein midi. Les hommes politiques n’ont pas de vision et beaucoup de nos diplômés passent leur temps à errer dans les couloirs du Rdpc comme des chiens faméliques en attendant qu’on leur lance un os à ronger…


Quel procès d’intention vous nous faites là ! Ma question n’était pas un jugement de valeur implicite, simplement une interrogation sur l’utilisation de l’éthique, qui constitue quand même la trame de l’enseignement confessionnel, par opposition à l’enseignement laïc…

Vous ne l’avouerez probablement pas mais vous faites du corporatisme en faveur des écoles confessionnelles… Si vous êtes déçu de la qualité des hommes que l’école catholique a formés, peut-être devez-vous vous poser des questions sur la pertinence et l’efficacité de votre curriculum et de vos méthodes pédagogiques.


Vous avez été enseignant notamment à l’université de Boston. Quelles solutions voyez-vous aux problèmes éducatifs au Cameroun ?

Mon point de vue sur cette question est largement influencé par les ouvrages et rapports que le Professeur Ambroise Kom a produits. Nous devons nous poser deux questions : quel type de citoyens souhaitons-nous former dans ce pays ? Comment réinventer l’école et re-légitimer les modes de production et d’usage du savoir au Cameroun ? Il faut revoir complètement le curriculum scolaire, l’adapter à nos exigences socioculturelles et aux réalités économiques. Nous devons cesser de gémir contre les défis réels que pose la globalisation et nous équiper mentalement pour en saisir les opportunités. Nous en avons les moyens. Ayant travaillé à une époque comme banquier à Douala, vous ne serez pas étonné que j’ai confiance aux vertus du secteur privé camerounais, à son dynamisme, à son inventivité et à sa capacité à créer des emplois. Je suggérerai donc que nos hommes d’affaires jouent un rôle-clé dans la réforme su système scolaire. Pas en organisant à la hâte des états généraux de l’éducation comme on le fait de temps à autre pour fournir des discours creux et des images exotiques aux caméras de télévision, mais en mettant sur pied un vrai cadre de concertation permanente où l’on peut générer et brasser des idées.


Les enseignements religieux et la parole de prêtres aident-elles à cette éducation citoyenne ?

”Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu…” Même à l’époque de ma vie où j’étais un étudiant agnostique, ces mots de Jean me fascinaient par leur mystère et leur beauté. La dernière fois où je me suis rendu dans une église au Cameroun, j’ai eu l’impression que le prêtre n’avait pas beaucoup médité sur son sermon. Il déclamait des extraits de la Bible sans vraiment la traduire dans le vécu quotidien des fidèles. Je m’attendais à ce qu’il fasse plus d’efforts pour formuler une vraie pédagogie de l’amour, du pardon et de la tolérance, pour nous apprendre tous à être hospitalier aux opinions des autres.


L’amour et le pardon, c’est quoi au juste ?

L’amour est un instrument essentiel de structuration sociale et n’a pas besoin d’être justifié. Personne ne pense à justifier l’existence de la pluie, du coucher du soleil, du Mont Cameroun ou de la Sanaga. Aimer, c’est se rendre compte que l’autre est unique. C’est l’accepter avec ses défauts, même si l’on ne doit pas s’en accommoder. Pardonner, c’est éviter de tomber dans le piège de la colère. C’est travailler constamment sur soi-même et ne pas se décourager. C’est comprendre qu’aucun événement malheureux ne doit nous ôter le plaisir d’être vivant. La vie est ce dont nous rêvons pour nous-mêmes, c’est un horizon infini de possibilités. Car le temps n’est ni immobile ni figé. C’est se libérer du pessimisme dans lequel Monsieur Biya et ses acolytes voudraient nous emprisonner. Mon père me disait toujours qu’au lieu de vouloir changer les autres, je devrais me préoccuper de mes propres insuffisances, m’améliorer et être chaque jour un meilleur citoyen que la veille…


Comment ces principes peuvent-ils s’appliquer dans le Cameroun d’aujourd’hui où règnent la corruption et le tribalisme ?

Il n’y a rien de plus artificiel que le tribalisme. Surtout dans un pays où 95% de la population souffre des mêmes problèmes-pas le droit de vote, pas d’écoles, pas de dispensaires, pas d’eau potable, pas d’électricité, pas d’accès au crédit. La solution de fond consiste à le faire comprendre à tout le monde. Pour cela, il faudrait étoffer le curriculum éducatif, à donner plus d’importance aux cours de civisme et à réinsuffler au sein de chaque famille un vrai désir éthique. C’est donc un travail de longue haleine qu’on ne peut pas réaliser avec des slogans. A plus court terme, il faut mobiliser les énergies et motiver les citoyens pour qu’ils prennent en mains leur destin. Quant à la corruption, il faut bien sûr sanctionner les sangsues qui se repaissent dans les coffres-forts de l’Etat. Mais nous devons le faire avec humilité, dignité et compassion. Quand une poignée de malheureux voyous sont choisis au hasard des humeurs du ”chef” et érigés en agneaux du sacrifice sous prétexte de lutte contre la corruption, je m’indigne.


Vous vous indignez parce que tous les délinquants économiques n’ont pas été arrêtés ou parce que la poignée tombée dans la nasse est privée de ses droits ?

On accuse Ondo Ndong d’avoir détourné 11 milliards. Supposons que cela soit vrai. Où était le ministre de tutelle pendant ce temps-là ? Où était le secrétaire général de la présidence qui validait ses décisions les plus importantes ? Où étaient les contrôleurs d’Etat, les auditeurs de la Cour suprême, les responsables des commissions économiques et d’enquêtes de l’Assemblée nationale ? Ils dormaient tous ? Ils étaient complices ou incompétents ? Personne n’avait donc constaté la disparition du premier milliard ? Du deuxième ? Du troisième ? Les procureurs et les juges qui s’agitent aujourd’hui devraient regarder plus loin que le bout de leur nez-en supposant d’ailleurs qu’ils soient eux-mêmes irréprochables. Ondo Ndong ne doit pas compter sur moi pour pleurer sur son sort. Mais je vous confierai ce que le président Laurent Gbagbo m’a dit un jour : ”Même les imbéciles ont des droits. Le pire, c’est qu’ils ont les mêmes droits que toi et moi…” Il y a une humanité incompressible chez chaque individu, quel que soit ce qu’on lui reproche.


Que fait la Banque mondiale pour lutter contre la corruption au Cameroun ?

Je ne parle pas au nom de la Banque mondiale. Je m’exprime à titre personnel. Je vous renverrai donc auprès de mes collègues qui travaillent sur le dossier Cameroun. Plus généralement, je vous dirai quand même que la lutte contre la corruption est l’affaire des Camerounais. Le budget de l’Etat en 2007 est de plus de 2,2 milliards de FCFA. L’appui annuel déboursé par la Banque mondiale est de moins de 75 millions, c’est-à-dire environ 3% du budget. L’arbre ne doit donc pas cacher la forêt ! Le développement du Cameroun, c’est la responsabilité des Camerounais. Si vous croyez que deux ou trois ”experts” étrangers arriveront un jour de Washington avec leurs costumes cravate et des solutions aux problèmes de notre pays, vous attendrez longtemps. Mobilisez vos compatriotes afin qu’ils s’organisent pour exiger une gestion transparente des fonds publics. Adressez-vous aux autorités, aux parlementaires, aux citoyens. Interpellez-les ! Obligez-les à rendre des comptes.


Revenons donc à notre sujet de prédilection dans cette conversation : à votre avis, quel sera le rôle des religions au Cameroun dans l’avenir ?

Au lieu de se concentrer sur la gestion de la rancœur, les églises et mosquées devraient élargir notre horizon et nous aider à regarder au-delà du Biyaïsme. Pas mal de défis sociaux et psychologiques nous interpellent. Il suffit d’être coincé en plein midi sur le pont du Wouri à Douala, de voir comment les citoyens ordinaires se comportent entre eux, ou d’aller demander un imprimé au guichet d’un ministère à Yaoundé pour mesurer l’ampleur de la tâche que nous devons faire sur nous-mêmes. J’ai dit un jour que le Cameroun, c’est 17 millions de Paul Biya-quelques âmes sensibles m’en ont fait le reproche. La vérité est que depuis 1982, nous avons plongé dans une sorte de ”feymania” généralisée, y compris dans les familles. Un Camerounais informaticien à Boston me racontait que lors de son dernier séjour au pays, tout le monde ne pensait qu’à lui escroquer un peu d’argent-y compris son propre père…


Décidément, pour vous la religion doit être forcément politique ?

Vous considérez le fait d’inculquer le sentiment de responsabilité et de dignité à vos fidèles comme étant un acte politique ?


Non, mais vous parliez tout à l’heure de mobilisation, de l’après-Biya, etc….

L’après-Biya n’est pas lié à un calendrier institutionnel ou à une échéance politique ponctuelle. C’est plutôt un horizon philosophique, une rupture intellectuelle nécessaire pour l’émergence de nouvelles valeurs. Car le Biyaïsme dans lequel le pays est actuellement empêtré peut bien exister même sans Biya.


L’élection de nouveaux leaders politiques plus imprégnés des enseignements de l’église est-elle la solution ?

Changer de Président, de député ou de maire est certes un acte démocratique nécessaire mais pas une condition suffisante pour entrevoir la liberté. Beaucoup parmi ceux qui constituent notre classe politique partagent le même imaginaire et les mêmes déficits de vision et de confiance en soi. La réappropriation démocratique impliquera un chamboulement profond de la qualité de notre éducation et de nos modes de socialisation. Les religions doivent émanciper leur discours de la tyrannie d’une liturgie écrite ailleurs pour d’autres lieux et d’autres temps. Je n’ai pas le privilège d’entretenir des conversations privées avec Dieu mais je crois qu’il nous a donné suffisamment d’intelligence pour que nous puissions le transcender.


Quelles seraient la justification et les modalités de réforme de l’église en Afrique ?

Pourquoi le Vatican ne fait pas confiance aux églises africaines pour définir le cadre intellectuel de leur réappropriation de Dieu ? La Curie romaine, c’est-à-dire l’ensemble des organismes administratifs du Vatican qui assistent le pape dans son travail, est dominée par des théologiens frileux et conservateurs. L’église catholique devrait être une sorte de grande franchise au sein de laquelle les congrégations locales ont une grande autonomie intellectuelle pour adapter les enseignements de l’Evangile aux exigences socioculturelles et politiques de chaque pays. Les grandes lignes de ce processus d’inculturation pourraient être validées tous les 20 ans par exemple lors de synodes. Il ne s’agirait ni d’africaniser mécaniquement la liturgie, ni de la folkloriser ou la rendre exotique, mais de la re-contextualiser pour lui donner toujours plus de légitimité et d’efficacité.


Pouvez-vous être plus explicite ?

Certains théologiens et prêtres révoltés revendiquent l’africanisation de l’église. C’est ce qu’ils appellent l’inculturation. Ils voudraient faire la messe avec du vin de palme au lieu d’utiliser le vin rouge, et danser Nsi Nsim Nti sur les rythmes de balafon de Pie-Claude Ngumu au lieu de chanter L’Alléluia du Messie de Haendel… Tout ça est bien sympathique mais assez superficiel. J’aime beaucoup les musiques de Pie-Claude Ngumu, surtout lorsqu’elles sont arrangées par Manu Dibango. Mais une vraie réappropriation de l’église doit passer par un questionnement profond de la liturgie, de son sens et de son usage dans nos vies, bref, par une réinvention de l’imaginaire des chrétiens d’Afrique. Malheureusement, le Vatican ne semble pas encourager cette démarche. Dans son dernier livre sur la théologie, Jean-Marc Ela se demande même si ”le pape a peur de l’église”…


Que pensez-vous de l’action du Pape Benoît XVI ?

Ses qualités intellectuelles sont indéniables. Ses réflexions sur les dogmes et la révélation sont d’une rare densité. Mais il fait preuve également d’un conservatisme caricatural et d’un manque de sens politique assez affligeant. Son opposition à l’accès des femmes à la prêtrise par exemple est stupéfiante. Ses déclarations malheureuses sur l’islam m’ont fait douter de son bon sens.


Il ne s’agissait pas de déclarations, mais d’une citation que le Pape a utilisée…

On peut trouver ce qu’on veut dans des citations. Je m’étonne qu’un leader de son envergure ne mesure pas la gravité des tensions de notre époque lorsqu’il s’exprime publiquement. Il n’y a pas si longtemps, les dirigeants sud-africains utilisaient des citations de la Bible pour justifier l’apartheid… Alors ? Benoît XVI devrait laisser la responsabilité du dialogue entre les religions à son conseiller nigérian le Cardinal Francis Arinze, qui excelle dans ce registre. Les leaders religieux de son envergure doivent être préoccupés constamment par l’œcuménisme.


Le Pape ne semble pas en odeur de sainteté chez vous, pas plus que Paul Biya. Etes-vous par nature rebelle à l’autorité ?

Ne personnalisons pas les choses. Ces hommes incarnent souvent simplement nos insuffisances, nos échecs. Lorsque je dis qu’il y a un petit Paul Biya qui sommeille dans chacun des 17 millions de Camerounais, vous voyez bien que je ne fais aucune obsession sur ce monsieur. Un citoyen libre doit constamment questionner l’autorité.


Etes-vous anarchiste ?

Sûrement pas. En tant que citoyens, nous avons tous un grand potentiel qui se révèle lorsque nous remettons en cause nos manières de voir, de comprendre et de faire. Et de nous questionner nous-mêmes. Je ne prétends absolument pas être moi-même au-dessus de tout reproche.


A vos yeux, l’Afrique est-elle condamnée ?

Certains mystiques prétendent que la difficile situation de l’Afrique est le reflet d’une sorte de karma collectif. Je ne crois pas à ce genre de fatalisme. L’idée qu’une personne reçoit dans cette vie les punitions ou les récompenses d’une vie antérieure ne me convient pas. Car cela nous déchargerait de nos responsabilités immédiates et de notre capacité à modeler notre destinée. La vie n’est pas une illusion cosmique. Nous devons abandonner l’attitude mentale qui consiste à abdiquer notre humanité. Par nos rêves et nos actes, nous pouvons façonner notre destin.


Croyez-vous que vous irez-vous au paradis ou en enfer ?

Saint-Pierre a probablement déjà un lourd dossier sur mon cas et attend de m’interviewer pour décider de mon sort… Plus sérieusement, je ne crois mériter ni les lauriers du paradis ni les flammes de l’enfer. Cette alternative me semble d’ailleurs une des faiblesses de la philosophie judéo-chrétienne. L’idée d’un Dieu qui menace les citoyens de ses foudres n’est pas conforme à sa grandeur. La dévotion à Dieu ne doit pas découler de la peur de l’enfer ou de l’ambition du paradis. Elle doit provenir d’une exigence éthique propre à chaque croyant. J’ai lu récemment Le colloque des oiseaux, un très beau livre du poète persan Attar, qui était un soufi, c’est-à-dire un mystique musulman. J’y ai retenu ce passage : ”Si je t’adore par crainte de l’enfer, brûle-moi en enfer. Si je t’adore avec l’espoir du paradis, exclue-moi du paradis. Mais si je t’adore pour toi-même, ne me refuse pas ton impérissable beauté.”

Propos recueillis à Washington  par l’Abbé Antoine de Padoue Chonang

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Lire aussi:   LE GÉNÉRAL WANTO INVITÉ À L’ASSEMBLÉE NATIONALE FRANÇAISE

Interview parue dans La Nouvelle Expression (Douala), 31 août 2007

Et sur www.icicemac.com<http://www.icicemac.com/

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