Partir à tout prix: Et à quel prix?

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Rêve, fugue, fuite, évasion, exode, exil, voilà les « maux » qui depuis belle lurette rythment la vie des Africains en général et des Camerounais en particulier et qui caractérisent le mieux leurs rapports affectifs avec leur pays. Le rapatriement de 129 Camerounais meurtris et endoloris du désert marocain en route pour une périlleuse aventure européenne il y a quelques mois aurait dû provoquer une levée de boucliers sans précédent sur un phénomène qui dure déjà depuis bien longtemps. Le récit de l’enfer que ces desperados ont vécu, l’évocation de ces nombreux corps sans sépulture à la merci des vautours et autres charognards, de la brutalité et des rançonnements des passeurs sans coeur ou les gesticulations récupératrices du gouvernement n’ont ni dissuadé les nouveaux de « tenter aussi leur chance » ni les rapatriés de repartir à nouveau.

Le drame de Ceuta, tout le monde s’en souvient, peut-être. Depuis lors, tous les jours, des dizaines d’autres « sans visas » nous sont renvoyés de tous les fronts, sans que nos gouvernants s’en émeuvent outre mesure. Mais le mal est profond et le constat reste sans appel : tout le monde veut partir : jeunes, adultes et même des personnes du troisième âge dont le vœu aurait été de finir paisiblement leurs jours sur la terre qui les a vu naître et d’y reposer en paix !

Regardez ces longues files de Camerounais qui croupissent jour et nuit devant les ambassades et les consulats étrangers, bravant le temps, les insultes, les crachats et les rackets pour au bout du compte se voir refusés le fameux visa et se résigner à partir dans la clandestinité ! La célèbre loterie américaine qui octroie la nationalité yankee à ses heureux gagnants connaît de plus en plus d’engouement et ses banderoles publicitaires encombrent nos grandes métropoles, notre Capitale même, et ne s’embarrassent même plus des abords des bâtiments administratifs ou du Palais Présidentiel avec toute leur charge émotionnelle de souveraineté et de patriotisme. Ceci montre à suffisance que non seulement les Camerounais ne veulent plus rester au Cameroun, mais pire encore, ils ne veulent plus rester Camerounais. Les batailles ouvertes ou à fleuret moucheté pour la double nationalité ne s’expliquent pas autrement. Et cela ne dérange plus personne puisque l’exemple vient d’en haut.

Ces pontes du régime avec la double la nationalité et autant de passeports qui font des pieds et des mains pour décrocher des nationalités étrangères à leurs enfants ou qui envoient leurs épouses ou leurs filles accoucher en Occident pour bénéficier de la clause de la nationalité automatique ouvrent les yeux aux autres. Le nombre de voyages qu’ils font à l’Etranger et le temps qu’ils y passent chaque année donnent à réfléchir.

Dominique Savio, Fustel de Coulanges, l’Ecole Américaine et autres…

Voilà des établissements scolaires spéciaux, véritables répliques des écoles de l’Occident, où leurs enfants, à défaut d’être à l’Etranger, sont inscrits sur un nuage, où les maintiennent indéfiniment des programmes, des cours et des enseignants qui ne sont pas des leurs. Sommes-nous vraiment gouvernés par nos compatriotes ? L’avenir de nos pays les préoccupe-t-il réellement ? Revoyez Bokassa 1er, Président et empereur déchu de Centrafrique, brandissant de son avion à l’aéroport de Paris son passeport et sa nationalité française pour amener l’ancien président Giscard à le recevoir et à s’occuper de lui comme le Français qu’il a toujours été !

Les autres sont-ils différents ? Tout nous pousse à penser le contraire !

Pour que des gens ne rêvent que de quitter leur pays ou de changer de nationalité, à tout prix, à tous les prix, même au prix de leur propre vie, il faut qu’ils se trouvent devant une situation exceptionnelle de réelle menace : guerre civile, éruption volcanique, tremblement de terre ou autres catastrophes. L’exode devient alors évasion et ils partent de chez eux comme des condamnés qui tentent le tout pour le tout pour s’extraire de leur prison, répondant tout simplement à l’appel biologique de l’instinct de conservation. S’ils sont abattus en escaladant les murs, ils mourront tranquilles, avec la satisfaction d’avoir au moins essayé quelque chose.

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Le saut vers l’inconnu se nourrit et s’alimente de l’énergie du désespoir !

En affrontant tous ces dangers, en décidant de courir ces risques démesurés pour s’expatrier ou pour changer de nationalité, les Camerounais sont conscients qu’ils jouent leur va-tout et leur survie. Chez eux, c’est la suffocation, le chaudron, la fournaise, l’étouffement, l’insupportable, l’intolérable, la catastrophe permanente : naufrage économique, naufrage politique, naufrage social, naufrage scolaire, naufrage sanitaire, naufrage sécuritaire et déjà même, naufrage sportif ! A force d’affronter au quotidien ces cataclysmes sur leur propre terre résolument rendue inhospitalière par des dirigeants à la nationalité douteuse et transitoire, ils ont fini par se convaincre que leur salut se trouve désormais là-bas, loin, très loin, au-delà des mers, derrière l’horizon. D’où ces interminables sauts périlleux dans l’inconnu !


Nos pays aujourd’hui ressemblent à s’y méprendre à ceux de l’ancien Block Soviétique avec ses républiques concentrationnaires, ces républiques-cages où on ne retenait plus les populations qu’avec des murs, des barbelés, des champs de mines, des cerbères et une police politique dissuasive omniprésente et sans scrupules. Combien d’Allemands de l’Est sont morts, abattus aux abords ou au-dessus du mur de Berlin, prenant tous les risques et défiant tous les dangers pour se retrouver à l’Ouest, en quête d’oxygène, de liberté, de bien-être et de bonheur ? Combien de Camerounais sont morts ou ont disparu dans des aventures aussi désespérées qu’insensées pour atteindre l’Occident ou d’autres pays où l’herbe semble plus verte et les cieux plus cléments ? Jusques à quand continueront ces odyssées téméraires et hasardeuses vers des paradis illusoires et inaccessibles ? Seul ce pieux silence qui salue les mémoires anonymes répondra à ces poignantes, douloureuses et révoltantes questions.

Ce constat apocalyptique est l’aboutissement « d’un projet de société » mis en place depuis plusieurs décennies, décennies de gabegie et de tribalisme gouvernants, de prévarication, de gaspillage, de prédation vorace, de gestion à l’emporte-caisse, de crimes économiques arrogants et impunis, de bradage de notre souveraineté et de notre patrimoine sous le couvert de privatisations ou de coopération et de vente par anticipation au franc symbolique de nos richesses naturelles. Oui, en plusieurs décennies, le RDPC, parti au pouvoir et avatar de ses devanciers, sous la férule autocratique et hybride de dirigeants en transit, a réussi le tour de force de transformer le Cameroun, cette montagne d’or, en un pays pauvre très endetté, dont l’avènement a été brandi et fêté comme un véritable trophée de guerre ! Voilà un projet de société encore vanté à ce jour par ces géniteurs qui a fait du Cameroun un pays où il ne fait plus bon vivre, un pays dont nul n’est encore fier et qu’il faut quitter à tout prix, à tous les prix.

Ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ne peuvent partir physiquement, s’évaporent psychologiquement, spirituellement, et cherchent leur nirvana dans des drogues multiformes sur les effluves desquelles ils naviguent un bon moment et se laissent paresseusement bercer vers des paradis artificiels. C’est ainsi que des millions de Camerounais ont été subtilement conditionnés pour se réincarner dans les Lions Indomptables du Football qui, pour eux, symbolisent la réussite achevée. Et pour donner raison à ceux qui pensent qu’il faut absolument partir, presqu’aucun d’eux ne provient d’un club local et chaque fois qu’ils reviennent au pays, ils sont adorés comme des dieux et on ne parle d’eux qu’en termes de millions.

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L’histoire raconte que lorsque l’un d’eux un jour s’est plaint de la cuisine malienne lors d’une coupe d’Afrique des Nations il y a quelques années, le couple présidentiel, si souvent indifférent aux revendications sociales, ne s’est point offusqué de déplacer tout un avion spécial avec eau, nourriture et cuisiniers pour aller satisfaire ce caprice d’enfant gâté. Tout le monde a trouvé cela normal, car on a réussi à nous faire avaler qu’avec des Lions qui gagnent, ce sont des Camerounais qui s’enrichissent et qui se rassasient. Mais quand le rideau tombe sur la Finale, la victoire et l’euphorie sont pour nous tous, l’argent et les médailles pour quelques-uns. Même là, on nous convainc qu’il nous reste l’honneur d’être du pays des champions. Et ce n’est que lorsque nos enfants malades ou chassés des écoles pleurent de faim et de désespoir que nous nous rendons compte que l’honneur n’est ni un comprimé de nivaquine, ni une bourse scolaire, ni un plat de nourriture qu’on sert à table aux heures des repas !

Le football et ses victoires anesthésiantes nous embarque un bon moment dans l’extase, mais quand la légion étrangère de nos joueurs avec millions, médailles et vrai honneur a rejoint l’Occident de nos aspirations et de nos rêves assassinés, le réveil est brusque et cruel : nous revenons sur terre, affrontons à nouveau la dure réalité en maugréant et en maudissant le sort qui nous a fait naître ici !

Heureusement qu’à côté, il y a le Pari Mutuel Urbain, (PMUC) avec toute sa panoplie de ruses et de subterfuges pour entretenir l’illusion et prolonger l’agonie. Ce jeu de paris sur les courses de chevaux nous tient tellement à cœur qu’on ne compte plus à la radio ni à la télévision le nombre d’émissions et de journalistes d’Etat qui lui ont été affectés. Et pour montrer qu’il s’agit d’une affaire d’Etat, sa réclame, contrairement à celle des autres produits commerciaux, fait partie intégrante de nos journaux radio ou télévisés. Ici encore, pour donner raison à ceux qui veulent à tout prix partir, les Camerounais parient, non pas sur les chevaux de leurs multiples fantasias locales, mais sur des chevaux qui ne courent que dans leurs téléviseurs. Comment ne parieront-ils pas un jour sur des chevaux morts que des images d’archives viendront suppléer ?

Quoi qu’il en soit, comme depuis longtemps le mérite ne compte plus chez nous, chacun place son avenir sous le signe de la chance et du hasard. Le Cameroun devient ainsi un vaste casino. La vie, entend-on partout, c’est le tiercé ! Et malgré de nombreux déboires, on continue de jouer. Qui sait ? Un jour, on peut gagner, devenir millionnaire et quitter ce foutu pays ! De temps en temps, on leur permet de gagner des désordres, des bonus, des miettes, des lots sans commune mesure avec leur mise. Mais aveuglés par l’espoir, la précarité, la misère ambiante et l’appât du gain facile, les Camerounais ne considèrent que ce qu’ils gagnent et ne voient pas ce qu’ils perdent. C’est ainsi que chaque semaine, des milliards de francs de nos sueurs et de nos souffrances partent alimenter les comptes bancaires de la maffia corse des jeux et de leurs relais locaux !

Quand après toute persévérance on n’a gagné ni un désordre ni un bonus, l’alcool est là, omniprésent, qui coule à flot et dont l’ivresse vous dissout et vous embarque pour de beaux moments de volupté vers le royaume de l’oubli. Et pour démocratiser ce voyage éthylico-onirique, le Gouvernement y a mis du sien, en simplifiant à l’extrême la procédure d’ouverture des débits de boissons. Elle est des plus expéditives ; plus besoin d’éviter les abords d’établissements scolaires ou sanitaires, de respecter quelque distance entre deux débits de boisson ou deux bars ou d’attendre indéfiniment une licence d’exploitation qu’on n’obtenait auparavant qu’après un exténuant et onéreux parcours du combattant où il fallait une enquête de moralité matérialisée par le déplacement du sous-préfet et du commandant de brigade du coin sur le site du commerce ! Aujourd’hui, une petite demande timbrée, même manuscrite, une photocopie de la carte nationale d’identité, huit jours d’attente et le silence de l’administration vaut accord !

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A tous les coins de rue, les vendeurs « d’odontol », ce virulent tord-boyau local, ne s’embarrassent d’aucune formalité. Ils ont pignon sur rue et les conséquences de la consommation de ce violent poison sont désastreuses. Saoul comme un Polonais ? Non ! L’expression devrait être aujourd’hui anachronique et désuète, car il y a bien longtemps que les Camerounais leur ont ravi la vedette : ils vivent désormais dans un mondé éthéré.

Lorsqu’on sort tout hébété des vapeurs de l’alcool, églises officielles et surtout officieuses sont là, presque dans toutes les maisons, qui vous tendent les bras, vous embrassent tendrement, vous offrent quelque chaleur humaine, vous happent et vous absorbent. Maintenant que vous avez atteint le point de non-retour, elles vous prêchent de faire abstraction du Cameroun et du monde, ces vallées de larmes, et de vous préparer pour l’éternel voyage vers cet autre Occident céleste où le lait et le miel coulent à gogo pour tout le monde. Et pour réaliser ce rêve fou, des millions de désespérés foncent tête baissée dans la gueule des gourous cupides et cyniques qui les dépouillent de tout, même de ce qui leur restait d’âme et d’humanité.

La vérité est là, drue, crue, implacable : tout le monde veut partir. N’importe où. N’importe comment. Par tous les moyens. D’une manière ou d’une autre. Même les gens qui restent sont déjà partis. Avoir un conjoint blanc ou étranger rencontré sur Internet ou ailleurs, se décaper la peau, avoir le prénom le plus exotique possible ou qui vous identifie à un acteur de séries idiotes de certaines chaînes de télévision, tout cela participe de la volonté non dissimulée de partir. Regardez les noms que portent nos petites maisons de commerce : Parc de Princes par ici, Auto Ecole Européenne, Collège Montesquieu, ou Champs-Élysées par là, ajoutez-y nos parlers maniérés imitant les accents des gens de là-bas, et vous comprendrez que nous sommes déjà presque tous partis.

Voilà pourquoi les Camerounais que vous rencontrez dans la rue ont le regard hagard et semblent déambuler dans le vide, comme des somnambules. Ils ne sont plus d’ici. Ils ont déjà touché le fond de la misère et de la déchéance humaine. Pourtant, comme tous les autres peuples de la terre, ils auraient bien aimé éviter les humiliations et les attaques déshumanisantes du racisme et de la xénophobie d’un Occident de plus en plus hostile et intolérant, en vivant heureux et en mourant dans leurs pays si, pour eux et avec eux, on leur avait bâti un pays dont ils peuvent être fiers. Saura-t-on jamais passer le témoin avant qu’il ne soit trop tard ? Les Camerounais doivent pouvoir ne compter que sur eux-mêmes, se résoudre à abandonner les artifices et les expédients. Et prendre enfin leur destin en main !

Publié pour la première fois à Yaoundé, le 25 novembre 2005.

Jean Takougang, Pr de Langues et de Traduction
Shadow Cabinet Ministre de l’Education
et de la Formation Professionnelle

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